La pompe grinçante

Je trouve toujours amusant que ce soit des gens qui ne veulent rien connaître de ce qu’est réellement l’usage de l’alcool ou d’autres drogues, qui stipulent pour autrui ce qu’il faut en faire ou pas. Ce seul manque marque leur manque d’empathie envers ceux qu’ils disent vouloir protéger contre eux-mêmes. Ils n’ont jamais bu beaucoup et longtemps ou n’ont jamais usé de drogues en excès ne serait-ce qu’une seule fois et portant ils disent et imposent leur mot sur ces affaires. Ils ne veulent pas reconnaître pourquoi on boit beaucoup et longtemps ou use en excès de drogues. Selon eux, si de tels comportements existent, c’est pour « oublier » en omettant de mentionner ce qu’il y aurait de profond à oublier : pour eux, la peine amoureuse est de l’enfantillage et les peines de l’enfance qu’un défaut d’amour, la solitude un comportement soulignant un manque de volonté sociale ou une mauvaise volonté à s’intégrer socialement dans une société qui ne présente plus aucun intérêt — si un jour elle en a présenté en dehors de la simple curiosité mue par la nature du vivant — et le désintérêt social une lubie propre à se voir traitée par des psychotropes… légaux. S’ils ne veulent pas parler de ces motivations qui prédisposent à l’usage des alcools ou de drogues illicites, c’est précisément pour ne pas parler de ce désintérêt, d’amour, et de ce manque, ou des préoccupation qui vous circulent dans la tête sans que vous y puissiez rien faire, car, pour tous, en parler revient à remettre en cause ce qu’ils affirment être votre bien, selon leur bienveillance mesquine.

De longues études ont été faites sur la destruction de l’entendement — haha ! l’intelligence ! — du fait de celle des neurones, par exemple. Mais il faut dire que le nombre déjà important de ces neurones dont nous disposons ne suffant pas à mieux comprendre ce que l’on vit, je ne vois pas en quoi un nombre moindre ne permettrait pas de mieux savoir ce que, soi, on est en train de vivre et en être moins conscient. La jouissance se paie pour ces gens-là par la disgrâce de se voir diminué physiquement, alors que, précisément, on en a rien à faire ! (cela les trouble, mais ils ne saisissent pas sans trouble pourquoi) et que la peine que l’on souhaite résoudre par l’usage de drogues ou d’alcools est de bien plus loin plus importante que de ne pas comprendre ce monde autrement que ce qu’on en comprend sur le moment : qu’il ne résout rien à cette peine et pour cela, ne vaut pas grand-chose. Ce « pas grand-chose » est déjà une justification amplement suffisante à ce que l’on fait de soi de cette manière. Le seul fait que le monde soit si bête et produise avec tant de hardiesse imposante de telles personnes raisonnantes, montre, d’une que ces personnes, hors de la forme dans laquelle ils s’y complaisent, n’ont rien compris au monde dans lequel elles vivent — et qui les contente pourtant si peu qu’ils démarchent pour en imposer l’autorité — , de deux, qu’il y a de fortes raisons à s’en désintéresser au mieux dès le moment où plusieurs tentatives que vous avez faites pour le rendre plus intéressant ont échoué, de trois, que le constat d’échec d’en arriver à des conclusions si désespérantes trouve une satisfaction suffisante pour qu’on tente de passer à autre chose.

Malgré, ici, d’être vivant et de devoir rester dans les clous de cette société et, là, parce qu’on utilise des moyens pour s’en défaire alors qu’ils ne sont pas mieux appropriés à ce but, car ce qui vous fait souffrir ne bouge pas d’un poil, malgré que ces moyens, dis-je, sont les plus appropriés dans chacune de ces deux optiques, je n’affirme pas qu’ils sont les meilleurs arguments pour les employer. Mais si nos scientifiques refusent de constater les raisons dont la profondeur transparaît par simple superficialité à la moindre observation exempte de leur morale — qui est, au final, celle de la marchandise et de sa protection, contre son non-achat, l’emploi autrement de son énergie vital sinon qu’orienté vers elle —, nos usagers, eux, ne veulent plus de cette profondeur qui les fait tant souffrir. J’ai parlé à ma bouteille comme un amoureux à son amoureuse ; j’ai parcouru des contrées inconnues de correspondance affective bien plus intense que ne pouvait m’en donner le monde du rêve et ce monde vécu comme un cauchemar. De plus, ni les uns ni les autres ne savent comment sortir de leur excès débilitant : les premiers, car ils perdraient leur place de premiers de la classe et leur droit étrange de prescrire aux autres ce qu’ils s’obligent à vivent comme platitude, et les autres, car ce piège enfermant d’une exigence assez semblable à la simple faim ou soif, physique, provient du manque d’une substance qui a su se rendre physiquement indispensable.

Le refus obstiné de regarder en face la solitude comme la maladie qui ronge l’affectivité humaine est la faille de la compréhension de ces médecins et autres experts qui leur fait pondre de tels édits à l’encontre de leur semblables : la différence qui réside entre la solitude des uns et celles des autres est que les uns ont trouvé à la dissimuler sous une couche de socialité et de reconnaissance mutuelle aussi vide que celle des autres qui n’ont pu ou su ou ont refusé selon ce protocole de vie, une semblable platitude, car leur âme est plus chargée d’affection que les uns ; ceci est simplement déductible de ce que les uns ne comprennent rien à ce que vivent les autres et que de le faire correspondrait s’engager à ce que de telles conditions d’existence infligées à des gens doté d’une sensibilité qu’ils auraient alors, ne puissent plus se reproduire.

Les alcools et drogues ne servent pas à oublier le vide vécu par des âmes esseulées, mais à le combler. Il faut absolument redéfinir ce qu’est la solitude non plus du point de vue qui la considère comme le moteur de la marchandise, mais du point du vue où il sera possible de totalement l’éradiquer des vécus. Il ne s’agit précisément pas là d’inculquer un programme, quelqu’il soit, de suppression de la solitude — la marchandise avec sa pub, ses politiques, son administration, sa police et ses lois ainsi que les drogues et autres alcools, y pourvoient largement —, mais de comprendre comment nous ne défaire, que se passe-t-il alors qu’on est en manque de contact qu’on reconnaît comme humain, quel est ce contact humain, sa nature, et quelles sont ses modalités.